vendredi 3 juin 2011

UN HOMME OBSCUR



Rien de plus lumineux que le court roman de Marguerite Yourcenar " Un homme obscur" composé en 1981 et qui fait figure d'oeuvre testamentaire. Dédié à son compagnon d'aventures Jerry Wilson, véritable homme obscur en l'occurence, on suit dans cette oeuvre l'itinéraire singulier d'une âme simple, Nathanaël, hollandais du seizième siècle qui pourrait sortir d'un tableau de Bruegel ou de Rembrandt, références picturales qui émaillent le récit.


Petit villageois boîteux latinisé par chance, adolescent en fuite sur un navire via les Caraïbes, jeune époux d'une paysanne de l'Île Perdue, en réalité le hâvre yourcenarien de Mont-Désert, il reviendra sur la terre hollandaise pour hanter de sa blonde silhouette les rues d'Amsterdam et de son ghetto de Haarlem. C'est l'occasion pour l'auteure de donner aux aventures de son héros une dimension littéraire et d'en faire un apprenti philosophe au contact d'une imprimerie, du cabinet d'un grand bourgeois lettré, du taudis d'un philosophe agonisant en lequel on croit reconnaître le grand Spinoza.


Sans oublier l'expérience de la passion amoureuse et de la désillusion qui la suit fatalement en la personne d'une farouche Saraï, beauté juive ou tzigane, prostituée et voleuse invétérée qui est un des plus séduisants et ambigüs portraits féminins d'une écrivaine parfois taxée - à tort? de mysoginie.

Amour, maladie, solitude, mort... autant d'épreuves existentielles que le protagoniste traverse sans en avoir grande conscience mais en les éprouvant dans l'intimité de son corps avec ce qu'il suffit de clairvoyance et lucidité pour en extraire l'essentiel: un sens de la prudence et du détachement, une intuition jamais démentie de la mesure de tout. Yourcenar brosse le portrait d'un homme presqu'ordinaire mais qui s'est frotté au monde, l'a traversé, s'en est nourri et éloigné avec un art de la discrétion et une grâce naturelle qui sont peut-être les marques véritables de la sagesse la plus profonde.

"... le quasi-autodidacte nullement simple, mais délesté à l'extrême, se méfiant instinctivement de ce que les livres qu'il feuillette, les musiques qu'il lui arrive d'entendre, les peintures sur lesquelles se posent parfois ses yeux ajoutent à la nudité des choses, indifférent aux grands événements des gazettes, sans préjugé dans tout ce qui touche à la vérité des sens, mais aussi sans l'excitation ou les obsessions factices qui sont l'effet de la contrainte ou d'un érotisme acquis, prenant la science ou la philosophie pour ce qu'elles sont, et surtout pour ce que sont les savants et les philosophes qu'il rencontre, et levant sur le monde un regard d'autant plus clair qu'il est incapable d'orgueil. Il n'y a rien d'autre à dire sur Nathanaël." (extrait de la postface)


"Ainsi ses craintes paniques, sa fuite, ses aventures au Nouveau-Monde ne tenaient à rien. Elles auraient aussi bien pu ne pas être; il aurait aussi bien pu rester à lire du latin dans une salle d'école. Quatre ans de sa vie croulaient comme un de ces pans de glace qui tombent de la banquise et plongent d'un bloc à la mer."



"Tout se passait comme si, sur une route ne menant nulle part en particulier, on rencontrait successivement des troupes de voyageurs eux aussi ignorants de leur but et croisés seulement l'espace d'un clin d'oeil. D'autres, au contraire, vous accompagnaient un petit bout de chemin, pour disparaître sans raison au prochain tournant, volatilisées comme des ombres. On ne comprenait pas pourquoi ces gens s'imposaient à votre esprit, occupaient votre imagination, parfois même vous dévoraient le coeur, avant de s'avouer pour ce qu'ils étaient: des fantômes. De leur côté, ils en pensaient peut-être autant de vous, à supposer qu'ils fussent de nature à penser quelque chose. Tout cela était de l'ordre de la fantasmagorie et du songe."


"Puis il songeait que chaque créature humaine entre sans le savoir dans les rêves amoureux de ceux qui la croisent ou l'entourent et en dépit, d'une part de l'obscurité ou de la pénurie, de l'âge ou de la laideur de celui qui désire, de l'autre, de la timidité ou de la pudeur de l'objet convoité, ou de ses propres désirs s'adressant peut-être à quelqu'un d'autre, chacun de nous est de la sorte ouvert et donné à tous."

Marguerite Yourcenar Un homme obscur


1 commentaire:

St Loup a dit…

Très touchant. Magnifique. Un homme obscure qui ne fait que nous offrir de la lumière...